Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique

« Comment ça, Tocqueville ?! Mais enfin, n’avez-vous pas assez de nouveautés intéressantes à nous présenter, pour que vous nous infligiez ce vieux pensum que tout le monde a lu ?! ». Hélas ! A n’en pas douter je comprends bien votre remarque, mais permettez-moi de m’inscrire en faux. De la démocratie en Amérique est un livre exigeant, je me dois de vous le concéder. Mais tout exigeant soit-il, je ne vous accorde pas qu’il soit un pensum. Et quant à l’avoir lu…




Où l’on évoque pour la première fois une œuvre singulière…


Il en est un peu de TOCQUEVILLE comme il en a été de Marx il y a quelques décennies : certes tout le monde s’en prévaut, mais dès qu’on creuse un peu, il s’avère qu’apparemment personne ne l’a vraiment lu ! Or De la démocratie en Amérique, son œuvre-phare publiée dans les années 1830 est bel et bien ce qu’on en a dit, un chef-d’œuvre de réflexion sur la politique


Deux mots de contexte, si vous me le permettez. Le jeune aristocrate Alexis de TOCQUEVILLE se rendit aux Etats-Unis en 1832 pour les besoins d’une enquête sur le système pénitentiaire de ce pays. Bien qu’il ait publié dès l’année suivant le rapport public y afférent, il était  évident que les intentions du jeune homme étaient incomparablement plus ambitieuses. Son objectif était bien de peindre le système démocratique américain, ce à quoi il s’employa 8 ans durant, publiant son ouvrage en 2 tomes, le premier en 1835, le second en 1840. 


On voit bien que pour lui il n’était nullement question d’une œuvre de circonstance, mais bien d’un travail de longue haleine, réfléchi, convoquant la géographie, l’histoire, la philosophie et même la sociologie (qui jusqu’à Durkheim n’existait pourtant pas en tant que science autonome, bien que M DE TOCQUEVILLE s’y livrât abondamment, tel un M Jourdain faisant de la prose sans le savoir).


Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau (1850)


Où l’on étudie la pensée subtile de M DE TOCQUEVILLE


N’omettons pas un point de la plus haute importance : il écrivait à une époque où les Etats-Unis d’Amérique représentaient la seule authentique démocratie au monde. L’Angleterre était une monarchie constitutionnelle, la France avait connu un temps la République, il y avait eu quelques exemples républicains aux Pays-Bas ou dans les cantons suisses. Mais seuls les Etats-Unis avaient réellement mis en place une démocratie depuis un demi-siècle, qui plus est dans un grand pays de culture occidentale en expansion géographique permanente. 


Une grande partie de son ouvrage est analytique, se basant soit sur des observations propres, soit sur des sources de première main dont il sut faire un usage pertinent. On peut trouver certaines parties de son ouvrage datées, et d’une certaine manière, pour être tout à fait juste, il en est bien ainsi. La réalité qu’il décrivait a maintenant presque deux siècles, et ne revêt parfois plus qu’un intérêt purement historique. Il n’en demeure pas moins qu’Alexis de TOCQUEVILLE, dans la lignée d’un MONTESQUIEU, sut se livrer à une analyse fine des institutions et des mœurs américaines de son temps


S’il s’en était tenu là, il ne serait resté pour la postérité qu’un remarquable observateur des us et coutumes d’un pays étranger. Là où il confina au sublime, c’est qu’il sut mieux que tout autre intégrer les institutions américaines dans un ensemble de réflexions sensiblement plus vaste. Car enfin, rappelons-le ! La France des années 1830 était encore en plein dans des convulsions politiques majeures, nées en 1789, et qui ne devaient s’apaiser qu’à la fin du XIXème siècle. Aristocrate vivant à une époque de grande expérimentation politique, dans laquelle la démocratie semblait pour certains le but ultime à atteindre, son esprit était hanté par le désir de percevoir au mieux les grandes tendances qui se dessinaient.

Où l’on constate que M DE TOCQUEVILLE n’épargne pas les institutions démocratiques !


Non, il n’épargnait pas les institutions démocratiques, ni en vérité aucune institution en soi. Né entre deux eaux, entre le vieux monde monarchiste d’avant la Révolution et la future République démocratique, il voyait avec une certain amertume amusée le monde aristocratique qui était le sien s’effacer devant un autre monde, dont il percevait les qualités mais aussi les dangers. 


D’un point de vue froidement rationnel, il admettait volontiers que le monde démocratique qui se profilait devant lui serait plus policé, plus prospère, plus équitable que l’ancien. Ce qui ne l’empêchait pas de s’inquiéter devant le type d’hommes que pourraient devenir ces citoyens si paisibles et raisonnables. L’une de ses grandes idées était que les régimes politiques présentaient différents avantages en termes de liberté et d’égalité. Il percevait avec la plus grande acuité que l’égalité deviendrait une passion démocratique et s’en alarmait. Non que l’égalité, pas plus que la liberté, fussent blâmables en soi, bien au contraire ! Mais il imaginait assez bien quelle société naîtrait d’une telle préférence.


Nous ne résistons pas à la tentation de citer un des derniers passages de son œuvre, et un des plus justement connus :  « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres […] ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. »
 

Où nous prononçons quelques mots d’hommage à l’auteur avant de nous séparer…


Au-delà de l’intérêt intrinsèque de son œuvre, il nous semble qu’il nous faut encore s’attarder sur la démarche même de M DE TOCQUEVILLE. Pour le dire tout net, lire De la démocratie en Amérique est avant tout une magistrale leçon d’apprentissage de la pensée. Car enfin, ne nous leurrons pas. Bien peu d’entre nous, quel que soit sa personnalité, son intelligence, son métier et sa place dans la société, pensent réellement. Triste constat, mais ô combien fatal ! Trop souvent nous sommes happés par les obligations professionnelles ou familiales, les soucis matériels, les peines du corps et du cœur. Alors nous agissons le plus souvent en fonction de notre pente naturelle, de nos talents et de nos goûts et dégoûts. Nous réagissons, nous avons des opinions au sens platonicien du terme, des ébauches d’idées…mais peut-t-on vraiment dire que nous pensons ? Si l’on veut être honnête avec soi-même, force est de reconnaître que non, tout du moins pas très souvent…


Alexis de TOCQUEVILLE, lui, est un exemple de ce qu’un homme intelligent, cultivé et lucide peut produire de mieux. La voie qu’il a empruntée n’exige pas de connaissances préalables considérables, au rebours des sciences exactes qui requièrent nombre d’années d’apprentissage spécifique. Il en découle que n’importe qui peut non seulement comprendre saisir la portée de son œuvre, mais mieux encore saisir par quel cheminement il a su la composer. La chose publique est chose précieuse et exigeante, qui requiert de la part des citoyens esprit critique, curiosité intellectuelle et courage des convictions. Ces qualités font toute la différence entre le citoyen libre et l’homme en cage – aussi séduisante la cage soit-elle.


Bruno B. Bibliothécaire

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