L'avenir de la démocratie Partie 2 : Essais, de Philippe MURAY

Certes, la démocratie est affaire d'institutions. Montesquieu et Tocqueville, pour ne citer que ces deux grands auteurs, ont assez insisté sur leur rôle. Mais la démocratie est aussi la matérialisation de la volonté d'un peuple de maîtriser son destin. Pasolini, que nous citions dans notre précédent billet, commençait à subodorer que c'est ce point qui allait poser problème. Quelques décennies plus tard, Philippe MURAY allait...lui donner parfaitement raison!

" Comment peut-on être pensant? "*

Je préfère vous prévenir tout de suite : s'infuser les 1800 pages en petits caractères des Essais de Philippe MURAY vous donne envie de vous suicider par visionnage en boucle de l'intégrale des shows de Benny HILL. Voilà, c'est dit.
Ce menu détail mis à part, c'est une lecture absolument indispensable pour comprendre notre temps. Et comme la lecture suivie des 1800 pages susmentionnées n'est en rien obligatoire, vous pourrez lire un des  essayistes les plus originaux de ces 20 dernières années sans (trop) courir le risque d'en venir à des gestes extrêmes (cf. un exemple de geste extrême dans le paragraphe précédent)!

Pour résumer en deux mots, les Essais forment une compilation de la plupart des articles et essais rédigés par Philippe MURAY, des années 80 jusqu'à sa mort en 2006, avec une forte concentration de textes à cheval entre la fin des années 90 et le début des années 2000.
MURAY, observateur particulièrement sagace, dont on peut résumer grossièrement le positionnement politique en le qualifiant d'anarchiste de droite, a été parmi les premiers en France à percevoir la chute libre du sentiment démocratique au moment même où son triomphe paraissait sans appel d'un bout à l'autre de l'Europe.

" L'Occident meurt en bermuda "*


La pierre angulaire de sa pensée était la suivante : nous ne sommes désormais plus des individus s'inscrivant dans une société aux contours définis et s'enracinant dans le passé, mais de simples acteurs dans un monde voué à l'infantilisation et au loisir débilitant. Ce qu'il résume dans sa formule favorite : Homo Festivus. Homo Festivus tiendrait désormais la dragée haute à l'honnête homme du XVIIème siècle et au citoyen des XIXème et XXème siècle.
Pour citer directement Philippe MURAY : " L'humanité festiviste est la première à s'identifier si complètement à la fête qu'elle peut y désigner la seule valeur qui vaille. [...] Le temps humain se confond désormais avec le temps des fêtes. Les hommes y sont unifiés, effacés et en même temps réalisés " (Après l'Histoire I).

Philippe MURAY, au fil d'observations le plus souvent cocasses, rédigées dans un style brillant et ironique, décrit en fait une réalité absolument sinistre : la mort du politique. Son absorption progressive par l'économie. Son racornissement, qui transforme les élus, les partis politiques, les électeurs eux-mêmes, en pantins gesticulant dans un théâtre d'ombres – ne demeure plus que le mauvais spectacle, et non l'action politique elle-même.

" Christopher LASCH ou le parti de la vie "*

 
Observateur critique de notre époque, mais aussi fin lettré, Philippe MURAY avait lu, et cité, le grand historien et sociologue Christopher LASCH, mort pour sa part en 1994, 10 jours après avoir achevé une de ses plus grandes oeuvres, La révolte des élites. Cet essai venait compléter un autre monument, rédigé en 1979, La culture du narcissisme, dont La révolte des élites peut être considéré comme la continuation et l'aboutissement.
Pourquoi est-ce que je vous parle de ça? Parce que LASCH avait constaté dès la fin des années 70 une érosion inquiétante des sentiments moraux qui sous-tendaient la démocratie : sens des responsabilités, civisme, lucidité, courage. Philippe MURAY, sous un angle plus littéraire et polémique, fut en grande part  et de manière parfois évidente le continuateur de Chrisopher LASCH sous nos latitudes, en conspuant régulièrement ce qu'il nommait " le camp du Bien ".

Or, le constat que firent les deux hommes, par-delà leurs différences, est le même, et il est terrible. Notre démocratie, et même notre société, est en voie de disparition.

Et, contrairement à ce qu'avait pu cauchemarder un George ORWELL contemporain des grands totalitarismes du XXème siècle, pas par la violence et/ou la mainmise autoritaire d'un appareil d'Etat répressif.
Non, pas du tout. La dissolution se fait par petites touches, par lâchetés et compromissions successives, avec un masque de pseudo-bienveillance et d'esprit ludique qui s'efforce de rendre sympathique une société qui en est de moins en moins une et dont ce que MURAY nomme « la classe managériale »  est en train de faire sécession. Soyons clairs, aucune démocratie au monde ne saurait survivre très longtemps à un tel traitement.

" Irresponsable mais pas capable "*

 
Mais se contenter de conspuer " les élites ", aussi justifié que ce puisse être, et quelles que soient d'ailleurs les élites concernées, n'avancerait à rien. Une démocratie repose par essence sur l'ensemble du corps électoral formé par les citoyens majeurs qui la composent.
De ce fait, et contrairement à toutes les autres organisations politiques, les choix effectués en démocratie sont en dernière analyse ceux des citoyens. Que le politique sombre, et avec qu'avec lui s'érode le sentiment démocratique, n'est pas seulement l'affaire des élites, mais aussi de chacun d'entre nous.

Alexis de TOCQUEVILLE, dont nous reparlerons un jour sur ce blog, a écrit ceci, à la fin de " De la démocratie en Amérique " : "[...]je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres [...], il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie ".
150 ans après la publication de ces lignes, Philipe MURAY le moraliste nous a confirmé, article après article, inlassablement, que TOCQUEVILLE le visionnaire avait eu raison. Sur toute la ligne.
Il n'y a aucune raison de s'en réjouir.


* NOTE : Tous les chapeaux qui figurent dans cet article ont été sans aucun scrupule piochés dans la liste des titres hilarants inventés par Philippe MURAY. Vu le talent du bonhomme en matière de délire nonsensique, il n'y avait vraiment pas de raison de s'en priver – quand même, sortir un titre comme " L'Occident meurt en bermuda ", vous imaginez!!!
Les titres de Christophe GUILLUY, dernier auteur que nous évoquerons dans le 3ème volet de ce triptyque, seront beaucoup moins drôles, alors j'en ai profité. 


Bruno B. , Bibliothécaire

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