Frank Miller (2/3) : Batman

« Tu as des droits. Des tas de droits. Parfois je les compte et ça me rend fou. Mais à présent tu as un éclat de verre en travers de ton bras. Mais à présent tu vas saigner à mort. Mais à présent je suis le seul homme au monde qui peux te mener à l'hôpital à temps ».
Frank MILLER – Batman : The Dark Knight Returns


 

« La malveillance des méchants est renforcée par la faiblesse des vertueux. » CHURCHILL
En 1986, Frank MILLER, à l'orée de la trentaine, n'est désormais plus un débutant.
Sa notoriété, acquise grâce à Daredevil et à Ronin, lui permet de travailler, sous la forme de 4 gros épisodes hors-série, sur un des personnages les plus emblématiques des comics américains : Batman.

Emblématique à n'en pas douter, car il était l'un des tous premiers personnages de super-héros, créé en 1939 (un an après Superman), au succès jamais démenti depuis presque un demi-siècle.
Emblématique, mais...ronronnant. A vrai dire, le caractère tragique du personnage avait été mis à mal par la série  TV des années 60, qui, pour être amusante, n'en transformait pas moins son univers, à l'origine réaliste et sombre, en une vaste pochade. Les efforts incontestables de Dennis O'NEILL et de Neil ADAMS au début des années 70 avaient limité la casse, mais même ces auteurs talentueux n'avaient pas pu aller au-delà des limites imposées par l'auto-censure éditoriale qui régnait à cette époque – et qu'ils avaient pourtant contribué à desserrer en 1971.




Le problème de fond venait de la situation bancale des comics en ce milieu des années 80. Une partie de la production bédéistique, dûment destinée aux adultes, paraissait sous forme de magazines, et n'était en rien concernée par le Comics Code. En revanche, l'immense majorité de la production, destinée à un public plus jeune, et proposant majoritairement des histoires de super-héros, y était assujettie. Même libéralisé et ne disposant que d'un pouvoir de coercition très limité, le Comics Code, sorte de code Hays adapté à la BD, la maintenait dans un état, sinon infantile, tout du moins d'éternelle adolescence.

Alors vint Frank MILLER. Et la BD américaine entra dans l'âge adulte.

« Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème. » GANDHI
Gotham City. Bruce Wayne, la cinquantaine vigoureuse, a remisé depuis 10 ans son costume de Batman. Autour de lui, Gotham et l'Amérique s'effondrent peu à peu, gangrenés par la criminalité, l'hypocrisie, la lâcheté, l'âpreté au gain. Les super-héros ne sont plus qu'une bande de has been, et si Superman est encore en activité, il n'est désormais plus qu'un super-VRP au service de Ronald Reagan. Dans son manoir, le milliardaire vieillissant contemple avec un dégoût croissant le monde qui l'entoure.
Et, une nuit, il remet son costume...

A sa sortie en 1986, Dark Knight Returns fit l'effet d'une bombe - dont les effets de la déflagration se font encore sentir 30 ans plus tard.
Sous sa plume et son pinceau, Gotham City devient véritablement un Enfer sur terre, à 2 doigts de  l'explosion, reléguant le cruel univers urbain de Daredevil au rang de bleuette pour adolescentes.
Le pouvoir politique est corrompu jusqu'à la moelle, incompétent et impuissant.
Les gangs règnent en maîtres, assassinant au vu et su de tous.
Les médias sont omniprésents – presque la moitié de l'action est présentée par l'entremise des écrans TV –, abrutissants et inutiles.
Les citoyens, anesthésiés par la peur, trompés par les médias, trahis par leurs politiques, se replient sur eux-mêmes et leurs petits intérêts.

Alors vint Batman. Et Gotham City trembla sur ses fondations.


« Si nous voulons garder le droit de nous défendre, il faut que notre conscience se rende bien compte que nos mains ne sont PAS propres. » ORWELL
Et Gotham avait raison de trembler! Car Bruce Wayne/Batman ne reprend pas du service pour rien, mais pour faire la guerre...et surtout la gagner! Véritable Dirty Harry en costume de chauve-souris, il s'attaque au crime – de manière méthodique et impitoyable. 

Ce Batman-là n'a en lui plus rien de tendre, d'irénique ou même d'aimable. C'est désormais un vieux guerrier qui reprend le combat, mené par son seul code d'honneur, et qui livre bataille, en bon stratège, où et quand il le souhaite. Et s'il ne cherche pas à tuer délibérément, il ne fait plus de quartier.

Ce Batman-là vous envoie à la figure la face noire des années Reagan. Pas celle de SOS Fantômes ou de Retour vers le futur, non. Plutôt celle de Police Fédérale Los Angeles, de William FRIEDKIN, ou du roman Moins que zéro du tout jeune Brett Easton ELLIS. Une Amérique cruelle et corrompue par l'argent et le désarroi moral.

Ce Batman-là ne cherche pas à copiner avec vous, ni avec qui que ce soit d'ailleurs. Il vous protège, mais il ne fait que son devoir, il ne vous aime pas. Et sans doute qu'il ne vous respecte pas non plus. Il fait ce qu'il estime devoir faire, que ça vous plaise ou non. N'attendez de lui nulle parole d'encouragement, rien qui vienne adoucir votre existence. Il se contente de vous ordonner, de la voix tonnante d'un général sous le feu ennemi : « Lève-toi et marche ». Que vous vous redressiez ou continuiez à ramper sur le sol est votre seule affaire, pas la sienne. 







« Celui qui a pitié des méchants finira par être cruel avec les bons. » Proverbe juif
L'inventivité graphique, la qualité littéraire et la radicalité du propos eurent un effet spectaculaire sur l'industrie des comics, qui fit un triomphe à Dark Knight Returns.

L'influence de cette BD fut incalculable. Certaines scènes de Robocop s'en inspirèrent directement. Sans elle, les Batman cinématographiques de Tim BURTON et de Christopher NOLAN auraient sans doute été très différents – et il est d'ailleurs probable qu'ils n'auraient tout simplement jamais existé.

Côté comics, son succès permit dès l'année suivante la sortie d'une oeuvre majeure comme Watchmen. Et la fin des années 80 / début des années 90 connut une déferlante de BD de qualité au point qu'on en a encore le tournis 25 ans après : L'Orchidée noire, Arkham Asylum, Cris dans la nuit...Dans la foulée naquit le label Vertigo qui engendra lui-même une foultitude de chefs-d'oeuvre, de Transmetropolitan à Sandman, pour ne citer que les plus notables.

Quant à Frank MILLER, il revint à plusieurs reprises au personnage. Il réalisa une suite à Dark Knight Returns, oeuvre sympathique mais en roue libre, et en parallèle revint sur sa jeunesse dans le jouissif (mais hélas inachevé!) All Star Batman.
D'un tout autre niveau fut Batman : Year One, publié en 1987, dans lequel, en compagnie de son compère David MAZZUCHELLI, il décrivit brillamment la première année d'activité du Batman à Gotham City.

Mais déjà Frank MILLER commençait à s'éloigner du genre super-héroïque, afin d'entamer une nouvelle révolution, la création du roman noir graphique. La série Sin City était sur le point de naître, mais, pour reprendre la formule consacrée, « ceci est une autre histoire »!
 

(to be continued...)

Bruno B. , bibliothécaire
emprunter Batman de Frank Miller à la bibliothèque

Aucun commentaire:

Fourni par Blogger.